jeudi 17 janvier 2013

70 Disparitions inaperçues de choses habituelles


Mon père, qui était né en 1909 en Russie dans une famille très aisée, m'a dit un jour : « Tu sais, une chose que j'ai connu et qui a disparu sans que personne ne le remarque, c'est le fait qu'avant, dans les habitations, tous les coins n'étaient pas systématiquement éclairés. Quand il y avait un éclairage allumé, certains coins de la pièce restaient plongés dans l'ombre et c'était considéré comme normal. » Ce n'est pas la seule chose habituelle qui a disparu ainsi. Au début des années 1930, mon père était élève à l'Institut de Chimie de Paris. On manipulait là beaucoup de verreries, genre grands ballons en verre. Quand il arrivait qu'on en casse involontairement, une voix joyeuse s'élevait automatiquement pour la plaisanterie de circonstance : « Faites chauffer la colle ! »

Parce qu'à l'époque, une des colles les plus connues en France était la colle forte ou colle de peau de lapin qui nécessitait d'être chauffée pour sa préparation. La colle forte était encore utilisée couramment dans les bureaux de poste parisiens au milieu des années 1970. Depuis, mis à part en de bien rares endroits, on ne la trouve plus utilisée nulle part à Paris.

Dans les boucheries, la viande était coupée sur de très grosses planches à découper en bois que les bouchers raclaient régulièrement, faisant des copeaux pour les nettoyer. Elles ont été interdites. Tout comme les célébrissîmes pattes de lapins porte-bonheurs qui se trouvaient avant sur toutes les carcasses de lapins mises en vente et qui ont été prohibées un jour pour raisons d'hygiène.

Dans une chanson créée par Paulin en 1900, plus tard chantée par Fernandel, apparaît la caissière du Grand Café, « assise derrière son encrier ». Il n'y a plus d'encriers nulle part ou presque. Les enfants à l'école portaient des blouses. L'usage du stylo à bille leur fut longtemps interdit. Il fallait obligatoirement utiliser un stylo à plume ou un porte-plume. Qui s'en souvient à présent ?

Il y a une chose que j'ai vu de mes yeux disparaître à Paris, ce sont les restaurants ouvriers. On appelait ainsi des restaurants pas chers, faisant de la cuisine familiale, où les ouvriers et employés avaient l'habitude de venir manger régulièrement. J'en ai connu un, en 1973, il y a tout juste quarante ans. Il se situait dans le dixième arrondissement et était bondé à l'heure du déjeuner. Je n'ai pas eu de chance ce jour-là. La viande bouillie qu'on a servi devait être avariée et j'ai eu ensuite l'estomac dérangé. En 1977, durant les vacances de Pâques, j'ai été à Avignon et, cherchant un restaurant pas cher, j'ai abouti place des Corps Saints dans un restaurant ouvrier avignonnais. Il me semble qu'il possédait la particularité caractéristique de ces lieux de restauration : une étagère à petits casiers où les habitués déposaient leur serviette et leur bouteille de vin.

J'ai connu dans les années 1980 peut être le dernier restaurant ouvrier du quartier parisien de Plaisance. Il s'apprêtait à fermer et se situait rue de Plaisance. La patronne m'a dit que c'était suite à l'augmentation vertigineuse des taxes qu'elle ne s'en sortait plus. Une chose m'a été raconté à propos des restaurants ouvriers qui mérite d'être rapportée. On m'a dit qu'avant, il y a plus de quarante ans, les employés et ouvriers qui venaient manger dans les restaurants ouvriers étaient fiers de leur identité professionnelle et affichaient avec plaisir leur tenue de travail. Ce fait rejoint une autre précision que m'a donné un boucher en 1993 : les apprentis-bouchers et les bouchers français nouaient différemment leur tablier suivant leur région. Ils marquaient ainsi leur appartenance géographique. Et jusqu'aux années 1960 au moins, les mineurs, en dépit de l'extrême dureté et insalubrité de leur labeur étaient fiers d'être mineurs. Les cheminots l'étaient aussi. Et, au début des années 1970, il était courant de rencontrer des retraités qui étaient fiers d'avoir passé leur vie à travailler en usine. Tout ceci paraît terminé. Il n'y a plus guère que les compagnons a rester fier de leur profession. Ce besoin de posséder une identité visible, ne pas être anonyme, se retrouvait aussi jadis chez les membres des goguettes, qui portaient des rubans, écharpes et décorations de fantaisie.

Basile, philosophe naïf, Paris le 17 janvier 2013

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