vendredi 18 janvier 2013

71 Le dressage par la pornographie


Il existait il y a bien des années un petit salon de coiffure parisien pour hommes, boulevard Saint-Michel, pas loin du jardin du Luxembourg. Il n'existe plus depuis très longtemps. C'est là que j'ai été, pour la première fois de ma vie, me faire couper les cheveux par un coiffeur professionnel. Avant, c'est ma mère qui me coupait les cheveux, et aussi de nombreuses fois après.

Le coiffeur m'a coiffé. Je n'étais pas bien grand et devais avoir environ neuf ans. Cela se passait donc vers 1960. Cette séance de coupe me fit un effet extraordinaire.

Sentir le peigne gratter ma peau sous les cheveux m'a causé un plaisir inouï. Et pour cause. C'était la première fois depuis des années que j'éprouvais un contact physique prémédité pour me faire plaisir. Sinon, je traversais un désert dépourvu de caresses.

Avant, bien avant, j'ai le souvenir très petit de faire des bisous à ma mère. Puis, plus tard, les grandes personnes me passent de temps à autre la main dans le dos, à même la peau nue sous mon vêtement, me faisant très plaisir. Enfin, un jour, sans aucune explication, tout s'arrête.

Ce que j'ai éprouvé chez le coiffeur ce jour-là était nouveau pour moi et indescriptible. Je fermais les yeux et appréciais. Bien plus tard, quand je suis à nouveau allé chez le coiffeur, cette sensation de plaisir intense n'est jamais revenue. Au mieux, ça m'endort plutôt.

Comme d'autres enfants, j'ai été radicalement sevré de câlins. Et n'avais ni l'occasion d'en recevoir, ni d'en donner ou voir donner à d'autres ou reçus par d'autres. Bien sûr, le sexe était invisible. Notre culture interdisant de faire l'amour en public et de parler de cette activité devant moi. Mon ignorance dans ce domaine était pratiquement totale. Je ne savais autant dire absolument rien.

Une dame interrogée il y a quelques années à la télévision française pour savoir pourquoi elle entretenait la compagnie d'une très abondante troupe de chats domestiques chez elle, faisant allusion aux câlins félins, se justifiait en déclarant au journaliste : « vous ne voulez pas, quand-même, que je demande à mon fils de quinze ans de venir sur mes genoux ? »

Dans les centres de soins palliatifs, on admet un minimum de caresses donné par les équipes médicales aux mourants. Mais il n'est pas question de donner des caresses aux gens hospitalisés et devant encore vivre des années. Dans un très bon service hospitalier que je connais, le personnel médical ne fait jamais la bise aux patients, sauf pour leur souhaiter un joyeux Noël ou la nouvelle année. Sinon, le seul contact tactile entre le personnel médical et les patients se limite au serrage de main. Et ces patients, admis en psychiatrie, souffrent souvent et gravement de manque de caresses.

Quantité de gens, dont des enfants, des malades hospitalisés, ne reçoive autant dire jamais de caresses. Et qu'en est-il pour ce qui est d'en donner ?

Habitué à ne pas recevoir de caresses, ni en donner, ni en voir donner ou recevoir, la première fois où j'ai eu à nouveau un geste tendre à l'égard d'une autre personne, j'avais dix-huit ans. C'était la première fois où je me retrouvais dans l'intimité, allongé dans un lit avec une jeune fille. Mort de timidité apeurée, mais convaincu à juste titre que la jeune fille qui feignait de dormir à côté n'attendait pas mieux que ma main, je l'ai dirigé sous le drap et l'ai posé sur la peau nue de son ventre plat. J'en ai ressenti un plaisir tellement intense que j'en ai été effrayé et l'ai aussitôt retiré. Mais ensuite, que faire ?

C'est là que j'ai été victime d'un phénomène extrêmement répandu et aujourd'hui devenu quasiment omniprésent : le dressage par la pornographie.

Depuis ma petite enfance jusqu'à ce soir-là, je n'avais jamais vu des humains se faire des caresses. N'en avais reçu aucune et donné aucune. Pourtant, on veut savoir ce qui nous reste à faire quand pour la première fois s'ouvre à nous la perspective d'être en caresses avec quelqu'un, ici, en l'occurrence, une jeune fille. Alors, on se creuse la tête pour savoir ce qui nous reste à faire... et les seuls et uniques éléments dont on dispose nous viennent alors de la pornographie. Je n'avais vu que bien peu de choses avant ce mois d'août 1969 où la pornographie était infiniment plus discrète qu'en 2013.

Mon frère aîné avait rapporté à la maison le catalogue d'une exposition pornographique tenue au Danemark. Sur une des illustrations on voyait une main masculine en gros plan, le majeur fiché dans le vagin d'une dame dont on n'apercevait que le bas du ventre et le haut des cuisses.

Sans réfléchir, j'ai suivi le modèle et me suis appliqué à l'imiter. Par la suite, des années plus tard, comme d'autres, des millions d'autres, aussi mécaniquement, je chercherais à parvenir à l'acte sexuel et y parviendrais. Or, là comme le jour où j'ai doigté pour la première fois une fille, j'ai fait sans le réaliser, non pas ce dont j'avais envie, ce qui me faisait plaisir. Mais ce que me dictait ma bien faible et orientée culture et précisément la pornographie.

J'aurais dû suivre ce qui me faisait plaisir. La sensation ressentie en posant ma main sur la peau nue du ventre de la jeune fille m'indiquait un chemin authentique : celui des câlins, des caresses, des étreintes dans le sens de serrer dans ses bras quelqu'un, des bisous, des effleurages, léchages, et des milles gestes de la tendresse, conduisant aussi, éventuellement, à un moment à l'accouplement.

Mais, comme des millions, des centaines de millions d'autres, je me suis fait piéger. J'ai été dressé par la pornographie. Il m'a fallu de nombreuses années pour commencer à remettre en question ce conditionnement stupide et dévastateur qui fait de nous des frustrés et des repoussoirs bien souvent.

Avez-vous remarqué que quand on est en caresses libres avec quelqu'un arrive fréquemment un moment très particulier que je nomme « le petit théâtre du sexe » : on se dit, bon, eh bien alors, il est temps de passer à la réalisation de la chose. On met le truc dans le machin. On remue. On décharge. Et, dans le pire des cas, on va ensuite se laver et aussitôt retourner au lit pour dormir pour être en forme le lendemain matin pour aller au chagrin. C'est d'une tristesse ! Et surtout, c'est le produit du conditionnement pornographique et pas l'expression de nos vrais désirs et besoins.

Mais allez l'expliquer à bien des gens ! Surtout que généralement on croit à tort que toutes les érections masculines sont forcément intromissives et appellent l'accouplement. Ce qui est faux : avoir du plaisir, de l'excitation, amène l'érection, et aussi au réveil, on peut se retrouver ainsi. Sans pour autant qu'on ait envie de s'accoupler. Mais on se dit à tort que c'est le signe qu'il faut y aller !

Quant à l'éjaculation qu'elle amène ou pas, elle n'est pas automatiquement signe de jouissance masculine. L'échelle de la jouissance éjaculatoire va de moins 16 à plus 16. Moins 16 : douleur entrainant la perte de connaissance masculine. Moins 15 à moins 10 : douleur supportable. Moins 10 à moins 5 : sensation désagréable. Moins 5 à 0 : le gland est comme anesthésié, on ne sent rien, l'accouplement peut durer sans éjaculation. 0 jusqu'à 5 : sensation de soulagement équivalant à une miction, un petit pipi. 5 à 10 : plaisir localisé au bas ventre. 10 à 15 : plaisir irradiant à tout le corps et culminant au sentiment de sortir de soi. 16 : perte de connaissance momentanée. J'ai connu entre moins 15 et moins 10, moins 5 à 0, et au dessus, excepté 16, que j'ai imaginé conjecturalement et qu'un ami m'a assuré avoir un jour atteint au grand affolement de sa partenaire. Un jour, peut-être, dans les bandes dessinées comiques on verra les gens faisant l'amour crier : « 16 !!! »

La pornographie est hélas de nos jours à la base des choix de comportements sexuels d'un très grand nombre. Par dizaines de millions, des hommes et femmes de tous âges, cherchant à assumer leur sexualité, sont fortement influencés par les productions commerciales pornographiques.

Une dame qui a une fille de 8 ans et s'inquiète pour la vision que celle-ci aura du sexe dans quelques années, me disait tout dernièrement : « la pornographie, c'est animal ! »

A quoi je lui ai répondu : « pas du tout, c'est commercial. Les animaux sont plus authentiques. ».

Il y a peu d'années, sur un site pornographique américain sur Internet j'ai vu affichés les tarifs de recrutements. Ça allait de 25 dollars de l'heure pour poser pour de simples photos de nu jusqu'à 100 dollars de l'heure pour faire de la pornographie. La base de cette industrie est là : c'est l'argent.

Je suis persuadé que de nos jours, c'est faire preuve d'une très grande naïveté qu'imaginer que des enfants n'auront pas l'occasion et la curiosité d'aller voir de la pornographie. Les sites pornographiques sur Internet sont souvent protégés par la simple question : « avez-vous plus ou moins de 18 ans ? ». Si on a plus de 18 ans on clique à gauche et moins de 18 ans on clique à droite... Le fait de donner à visionner de la pornographie aux mineurs est très sévèrement puni. Mais il est extrêmement facile pour un mineur de contourner l'interdiction sans demander d'autorisation, à partir du moment où il peut accéder à un ordinateur qui n'est pas bridé par le contrôle parental.

Évitons de croire très naïvement que grâce à notre vigilance et nos propos un jeune ne verra rien de pornographique avant 18 ans. Sachons l'armer contre l'influence nuisible de celle-ci. Il faut le mettre en garde en lui expliquant d'abord et avant tout que ce qu'on peut apercevoir comme comportements dans les films, photos ou récits pornographiques n'a pratiquement jamais rien à voir avec la réalité des désirs, besoins, plaisirs ou intérêts de chacun.

Et que la clé pour ne pas se faire avoir est de ne jamais faire ce qu'on n'a pas envie de faire dans le domaine sexuel. Ni d'imposer à un autre ce qu'il n'a pas envie de faire. Et si cela arrive malgré tout, ne pas dramatiser et absolument raconter ce qui nous trouble à au moins une personne de confiance.

Pour le reste dire que le sexe c'est bien et que chacun de nous doit le découvrir par lui-même.

La contraception et la prévention raisonnable des maladies vénériennes complèteront le bagage qui permettra au jeune homme ou à la jeune fille d'affronter avec succès les défis de sa sexualité.

Mais n'oublions jamais de toujours rappeler aux jeunes : la pornographie c'est faux, c'est bidon. C'est au sexe réel ce que les contes de fées sont à la réalité. La mise en scène de fantasmes, des récits fantastiques, de l'imaginaire illustré avec des images qui peuvent exciter et servir à réussir une masturbation mais ne correspondront jamais à la réalité humaine. Qui, elle, est infiniment plus belle, riche et agréable que ces caricatures d'amour réalisées grâce à de l'argent et pour gagner de l'argent. La pornographie, c'est de la prostitution iconographique : des gens s'adonnent au sexe devant une caméra en échange d'argent. Ils vendent leur image sexuelle. Ne cherchons pas à nous en inspirer pour notre vraie vie. Cela reviendrait à prendre comme modèle de l'amour la prostitution.

S'il y a contrainte, peur, appât du gain, ça n'est pas de l'amour. Et le sexe sans au moins un minimum d'amour est un plat fade et sans goût. Quand on invite quelqu'un à déjeuner, cela signifie qu'on le connait au moins un peu. Alors, si c'est vrai pour partager ensemble une table, cela doit aussi être vrai pour partager un lit.

Une condition pour parvenir à l'amour est de rejeter le dressage par la pornographie.

Basile, philosophe naïf, Paris le 17 janvier 2013

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