samedi 19 octobre 2013

160 Vous avez aimé mai-juin 1968 ? Vous allez adorer octobre-novembre 2013 !

Suite à l'expulsion vers le Kossovo d'une jeune fille de quinze ans et vers l'Arménie d'un jeune homme de dix-neuf ans, des dizaines de milliers de lycéens et lycéennes ont fait grève et manifesté. Certains les critiquent parce que ce sont des « mineurs ». En France existent un certain nombre de « majorités » légales : d'accès à la contraception, pénale, sexuelle, sexuelle avec une personne ayant autorité, civile. Mais quand accède-t-on à la majorité politique, civique ?

A lire certains commentateurs, les jeunes gens et jeunes filles qui manifestent en France contre les expulsions de Leonarda et Khatchik ne seraient que des gamins boutonneux, irresponsables, feignants et manipulés. Qui saisissent ici le premier prétexte venu pour ne pas aller en classe

Le ton est bien donné par le ministre de l'éducation nationale : « vous êtes pour qu'on puisse étudier, alors : retournez dans vos établissements scolaires ! » Ce ne sont pas les mots exacts, mais le sens y est.

On a l'impression d'entendre parler à des gosses de moins de cinq ans. Ce type de « raisonnement » me rappelle une histoire arrivée à ma sœur. Quand elle avait cinq ans, elle refusait de manger des œufs durs. En revanche elle aimait les oranges. Elle les appelait « pim pim ». Pour lui faire manger des œufs durs, mes parents lui présentèrent un jaune d’œuf dur en lui disant : « pim pim ». Alors, elle le mangea et le trouva bon.

Le ministre considère visiblement qu'il peut ainsi « pim-pimer » les lycéens. « Vous voulez que Leonarda et Khatchik puissent étudier ? Alors, renoncez à vous battre pour Leonarda et Khatchik. Et rentrez dans vos lycées. » Il prend des jeunes qui s'engagent en politique et défilent dans la rue en masses, pour des petits bébés.

On a dit plus d'une fois que les gens n'apprennent rien et l'expérience est vite oubliée. Je le vois bien à la lecture de nombreux commentaires publiés sur Internet contre le mouvement de protestation des lycéens. Ils minimisent le début d'une explosion sociale et politique majeure. Et veulent la réduire à pas grand chose.

J'ai déjà vu exactement ça. Durant les mois de mai et juin 1968, qui virent une grève générale sans précédent de dix millions de grévistes qui fit vaciller l'état. Certains commentateurs disaient au début des événements : « c'est juste l'action de groupuscules », « à peine une dizaine d'enragés ».

En riposte, on vit les étudiants qui défilaient en masses crier entre autres : « nous sommes tous un groupuscule ! Une dizaine d'enragés !! »

Ceux qui cherchent à se convaincre que le début d'un grand incendie social et politique se réduit à peu de choses me font penser aux habitants de Pompéi qui, la veille de la destruction de leur cité, contemplaient l'Etna en furie en se disant : « ce n'est qu'une éruption de plus. Ne nous affolons pas. Restons tranquillement chez nous. »

Aujourd'hui tous les ingrédients pour une crise politique et sociale majeure sont réunis en France : mécontentement général, désaveu massif des responsables politiques en place, absence complète de perspectives politiques et sociales. De plus, nous sommes loin des élections, pas tout près des grandes vacances. Il ne reste au tonneau de poudre social qu'à trouver son détonateur. Il est connu : c'est toujours un mouvement de jeunes, éclatant pour un motif inattendu. En mai 1968, ce fut l'occupation de la Sorbonne par la police. Aujourd'hui, c'est l'expulsion de Leonarda et Khatchik.

Ce mouvement lycéen va se développant. En ne tenant aucun compte des savants calculs électoraux et discours lénifiants d'une partie des politiques.

« Ils n'ont pas de papiers, nous aussi ! Ils ne vont pas en classe, nous aussi ! Ils sont comme nous ! » crient les jeunes descendus dans la rue. Que peuvent y répondre les autorités expulsantes ?

Rien, tout en propageant l'idée que : « ces jeunes qui protestent sont des enfants ». Mais, est-ce que ce sont des enfants... ou de jeunes adultes pas encore pervertis ou apeurés par le système ?

Quelle place a la jeunesse dans la société civile ?

L'Histoire abonde en figures jeunes : Jeanne d'Arc avait 19 ans, Guy Môquet 17 ans, Daniel Féry, jeune apprenti tué le 8 février 1962 au métro Charonne avait 16 ans. Trois des six cadets de Chapultepec, héros mexicains de la guerre américano-mexicaine de 1846-1848 avaient 13 ans.

Pour faire diversion, un faux débat a été ouvert : ce qui serait scandaleux, c'est que Leonarda a été arrêté durant le temps scolaire. Il peut être déduit de ce propos que l'arrêter et l'expulser la nuit, à l'aube ou le soir, avant ou après l'école, ou durant les vacances scolaires est tout à fait correct.

Là où le débat mène en fait c'est à la question de l'humanité. Qu'est-ce qui est acceptable, supportable, en un mot humain ? Ou ne l'est pas ?

Là encore, pour éviter le débat est brandit le respect de « la loi ». Dura lex, sed lex, comme disaient certains Romains de l'Antiquité attachés à la légalité : « la loi est dure, mais c'est la loi ».

Mais, la loi est-elle toujours juste ? Et elle est toujours modifiable.

Si quelqu'un se met hors la loi, il doit être sanctionné. Mais si le hors la loi est ton frère ? Ça devient nettement plus difficile, voire carrément insupportable, d'accepter de lui voir appliquer la loi.

Jésus a dit : « tous les hommes sont frères ». Quand on parle de papiers et expulsions, le terrain commence ici à être glissant pour ceux qui brandissent les principes « légaux » et oublient les sentiments. Car les lycéens et lycéennes qui manifestent ont vu que Leonarda et Khatchik sont leur sœur, leur frère, des jeunes comme eux.

Alors, pour justifier la chasse aux jeunes sans papiers, on fait appel à un autre discours : les parents de Leonarda sont menteurs, feignants, chapardeurs. Khatchik a volé dans un magasin. Mais, si Leonarda avait pour parents Jack l’Éventreur et Cruella d'Enfer, en quoi serait-elle coupable des méfaits commis par eux ? En fait, ces précisions sur ses parents ont un caractère raciste. Elles sous-entendent : tel père, telle mère, telle fille. Comme chacun sait : « qui veut noyer son chien l'accuse de rage ». Là c'est pitoyable, on accuse les parents de rage, sous-entendant que la petite a hérité de ses parents. On pense aux discours collaborationnistes tenus sous l'Occupation à propos des populations victimes de persécutions raciales. Et si Khatchik a piqué quelque chose, est-ce une raison pour l'envoyer pour deux ou trois ans en prison en Arménie comme déserteur ?

Aujourd'hui, c'est le début des vacances scolaires de la Toussaint. Après deux jours de manifestations, les lycéens sont en vacances. Le gouvernement espère que la rentrée sera calme. Avec quelques cars de police devant les lycées, il pense que le calme continuera et sera assuré. Rien n'est moins sûr. A la fin des événements de mai et juin 1968, on se disait dans ma famille : « ce n'est pas possible que le mouvement s'arrête. Ça reprendra en octobre ». Ce mouvement a effectivement repris en octobre, mais pas en octobre 1968 mais 2013. On s'est juste trompé de 45 ans.

Basile, philosophe naïf, Paris le 19 octobre 2013

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