Suite à l'expulsion vers
le Kossovo d'une jeune fille de quinze ans et vers l'Arménie d'un
jeune homme de dix-neuf ans, des dizaines de milliers de lycéens et
lycéennes ont fait grève et manifesté. Certains les critiquent
parce que ce sont des « mineurs ». En France existent un
certain nombre de « majorités » légales : d'accès à
la contraception, pénale, sexuelle, sexuelle avec une personne ayant
autorité, civile. Mais quand accède-t-on à la majorité politique,
civique ?
A lire certains
commentateurs, les jeunes gens et jeunes filles qui manifestent en
France contre les expulsions de Leonarda et Khatchik ne seraient que
des gamins boutonneux, irresponsables, feignants et manipulés. Qui
saisissent ici le premier prétexte venu pour ne pas aller en classe
Le ton est bien donné
par le ministre de l'éducation nationale : « vous êtes pour
qu'on puisse étudier, alors : retournez dans vos établissements
scolaires ! » Ce ne sont pas les mots exacts, mais le sens y
est.
On a l'impression
d'entendre parler à des gosses de moins de cinq ans. Ce type de
« raisonnement » me rappelle une histoire arrivée à ma sœur. Quand elle avait cinq ans, elle refusait de manger des œufs
durs. En revanche elle aimait les oranges. Elle les appelait « pim
pim ». Pour lui faire manger des œufs durs, mes parents lui
présentèrent un jaune d’œuf dur en lui disant : « pim pim ».
Alors, elle le mangea et le trouva bon.
Le ministre considère
visiblement qu'il peut ainsi « pim-pimer » les lycéens.
« Vous voulez que Leonarda et Khatchik puissent étudier ?
Alors, renoncez à vous battre pour Leonarda et Khatchik. Et rentrez
dans vos lycées. » Il prend des jeunes qui s'engagent en
politique et défilent dans la rue en masses, pour des petits bébés.
On a dit plus d'une fois
que les gens n'apprennent rien et l'expérience est vite oubliée. Je
le vois bien à la lecture de nombreux commentaires publiés sur
Internet contre le mouvement de protestation des lycéens. Ils
minimisent le début d'une explosion sociale et politique majeure. Et
veulent la réduire à pas grand chose.
J'ai déjà vu exactement
ça. Durant les mois de mai et juin 1968, qui virent une grève
générale sans précédent de dix millions de grévistes qui fit
vaciller l'état. Certains commentateurs disaient au début des
événements : « c'est juste l'action de groupuscules »,
« à peine une dizaine d'enragés ».
En riposte, on vit les
étudiants qui défilaient en masses crier entre autres : « nous
sommes tous un groupuscule ! Une dizaine d'enragés !! »
Ceux qui cherchent à se
convaincre que le début d'un grand incendie social et politique se
réduit à peu de choses me font penser aux habitants de Pompéi qui,
la veille de la destruction de leur cité, contemplaient l'Etna en
furie en se disant : « ce n'est qu'une éruption de plus. Ne
nous affolons pas. Restons tranquillement chez nous. »
Aujourd'hui tous les
ingrédients pour une crise politique et sociale majeure sont réunis
en France : mécontentement général, désaveu massif des
responsables politiques en place, absence complète de perspectives
politiques et sociales. De plus, nous sommes loin des élections, pas
tout près des grandes vacances. Il ne reste au tonneau de poudre
social qu'à trouver son détonateur. Il est connu : c'est toujours
un mouvement de jeunes, éclatant pour un motif inattendu. En mai
1968, ce fut l'occupation de la Sorbonne par la police. Aujourd'hui,
c'est l'expulsion de Leonarda et Khatchik.
Ce mouvement lycéen va
se développant. En ne tenant aucun compte des savants calculs
électoraux et discours lénifiants d'une partie des politiques.
« Ils n'ont pas de
papiers, nous aussi ! Ils ne vont pas en classe, nous aussi ! Ils
sont comme nous ! » crient les jeunes descendus dans la rue.
Que peuvent y répondre les autorités expulsantes ?
Rien, tout en propageant
l'idée que : « ces jeunes qui protestent sont des enfants ».
Mais, est-ce que ce sont des enfants... ou de jeunes adultes pas encore
pervertis ou apeurés par le système ?
Quelle place a la
jeunesse dans la société civile ?
L'Histoire abonde en
figures jeunes : Jeanne d'Arc avait 19 ans, Guy Môquet 17 ans,
Daniel Féry, jeune apprenti tué le 8 février 1962 au métro
Charonne avait 16 ans. Trois
des six cadets de Chapultepec, héros mexicains de la guerre
américano-mexicaine de 1846-1848 avaient 13 ans.
Pour faire diversion, un
faux débat a été ouvert : ce qui serait scandaleux, c'est que
Leonarda a été arrêté durant le temps scolaire. Il peut être
déduit de ce propos que l'arrêter et l'expulser la nuit, à l'aube
ou le soir, avant ou après l'école, ou durant les vacances
scolaires est tout à fait correct.
Là où le débat mène
en fait c'est à la question de l'humanité. Qu'est-ce qui est
acceptable, supportable, en un mot humain ? Ou ne l'est pas ?
Là encore, pour éviter
le débat est brandit le respect de « la loi ». Dura
lex, sed lex, comme disaient certains Romains de l'Antiquité
attachés à la légalité : « la loi est dure, mais c'est la
loi ».
Mais, la loi est-elle
toujours juste ? Et elle est toujours modifiable.
Si quelqu'un se met hors
la loi, il doit être sanctionné. Mais si le hors la loi est ton
frère ? Ça devient nettement plus difficile, voire carrément
insupportable, d'accepter de lui voir appliquer la loi.
Jésus a dit : « tous
les hommes sont frères ». Quand on parle de papiers et
expulsions, le terrain commence ici à être glissant pour ceux qui
brandissent les principes « légaux » et oublient les
sentiments. Car les lycéens et lycéennes qui manifestent ont vu que
Leonarda et Khatchik sont leur sœur, leur frère, des jeunes comme
eux.
Alors, pour justifier la
chasse aux jeunes sans papiers, on fait appel à un autre discours :
les parents de Leonarda sont menteurs, feignants, chapardeurs.
Khatchik a volé dans un magasin. Mais, si Leonarda avait pour parents
Jack l’Éventreur et Cruella d'Enfer, en quoi serait-elle coupable
des méfaits commis par eux ? En fait, ces précisions sur ses
parents ont un caractère raciste. Elles sous-entendent : tel père,
telle mère, telle fille. Comme chacun sait : « qui veut noyer
son chien l'accuse de rage ». Là c'est pitoyable, on accuse
les parents de rage, sous-entendant que la petite a hérité de ses
parents. On pense aux discours collaborationnistes tenus sous
l'Occupation à propos des populations victimes de persécutions
raciales. Et si Khatchik a piqué quelque chose, est-ce une raison
pour l'envoyer pour deux ou trois ans en prison en Arménie comme
déserteur ?
Aujourd'hui, c'est le
début des vacances scolaires de la Toussaint. Après deux jours de
manifestations, les lycéens sont en vacances. Le gouvernement espère
que la rentrée sera calme. Avec quelques cars de police devant les
lycées, il pense que le calme continuera et sera assuré. Rien n'est
moins sûr. A la fin des événements de mai et juin 1968, on se
disait dans ma famille : « ce n'est pas possible que le
mouvement s'arrête. Ça reprendra en octobre ». Ce mouvement a
effectivement repris en octobre, mais pas en octobre 1968 mais 2013.
On s'est juste trompé de 45 ans.
Basile, philosophe
naïf, Paris le 19 octobre 2013
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