lundi 9 décembre 2013

184 La frontière des caresses

La frontière des caresses est une phénomène culturel fondamental de notre société. Et qui a la particularité de ne pas exister officiellement. Cette frontière marque le fait qu'à un moment-donné de la relation entre deux ou plus d'humains, celle-ci devient « sexuelle ». C'est-à-dire est sensée devoir déboucher sur l'accouplement. Ce moment est signifié par des événements bien précis. Leur caractère culturel est montré par leur singularité suivant les sociétés considérées. Ainsi, par exemple, s'embrasser sur la bouche ne marque pas la frontière des caresses en Russie. En France, en revanche, c'est le cas.

Les enfants ignorent cette frontière. En voici deux exemples : une grand mère parisienne qui adore son petit fils de quatre ans parlait devant moi à une de ses vieilles amies. Elle lui racontait que son petit fils l'avait surprise en lui disant : « Mamie, je voudrais t'embrasser sur la bouche pour voir ce que ça fait. » Elle lui avait répondu : « Ah non, Mamie n'embrasse pas comme ça, sauf Papi. Parce qu'elle est amoureuse de Papi. » Et ainsi la dame inculquait à l'enfant ladite frontière.

L'inexistence de celle-ci pour les petits enfants m'a valu une désagréable mésaventure il y a une trentaine d'années. Pour moi, élevé dans une famille où j'étais privé de câlins, ceux-ci ne me paraissaient pas autrement que « sexuels ». Or, un jour, j'étais assis sur un siège bas, quand le fils de mon meilleur ami, alors âgé de deux ans, s'est approché de moi. Et, par surprise, m'a embrassé dans le cou. Ça m'a beaucoup troublé et dérangé. Pourquoi ? Parce que ça m'a fait très plaisir et aussitôt culpabiliser. Embrasser dans le cou, ressentir du plaisir en étant embrassé dans le cou, m'apparaissait forcément « sexuel ». Or, il s'agissait d'un innocent petit enfant ignorant ce qu'il faisait. Éprouvant dans ce cas du plaisir, bien malgré moi, cela signifiait-il alors que j'étais un monstre attiré sexuellement par un petit enfant ? Cette pensée m'a tourmenté durant une quinzaine de jours, sans que j'ose en parler à personne. Finalement, j'ai trouvé la réponse satisfaisante : « Mais non, je ne suis nullement attiré ainsi par cet enfant. Je n'ai aucun désir de copuler avec. Il n'y a aucun problème ! »

On pourrait croire que si cette frontière existe, seuls ceux qui évitent le sexe en tiennent compte. Les libertins devant l'ignorer absolument. Ce n'est pourtant pas du tout le cas.

Je compare deux personnes que je connais. L'une, un homme, n'est pas du tout libertin. Proche de moi, s'il veut me faire un câlin. Il me donne des tapes dans le dos, qui expriment sa sympathie, en évitant absolument de me faire plaisir. L'autre, une femme libertine, par moments a des gestes tendres, mais reste au fond très distante. Pourquoi ? Parce que si pour le premier la frontière des caresses ne doit pas être franchie, pour la deuxième, on ne doit la franchir que bien clairement pour aller à l'acte. Or, je suis étranger à ses messages gestuels. Son langage suggéré ne m'est pas connu. Et je n'y répond pas. En résumé, elle ne veut franchir la frontière des caresses qu'à condition d'aller à la relation sexuelle. Si ça n'est pas clair. Et si ça ne suit pas son expression gestuelle, elle s'arrête en chemin. On voit ici que plus que la jouissance, il s'agit de rechercher la communication, l'accord. Quand on ne trouve pas la communication, l'accord, on se passe de la jouissance. En dernier ressort c'est la communication qui reste la chose la plus importante.

Beaucoup ont du mal à franchir la frontière des caresses. Il n'est pas rare de voir des individus recourir à l'alcool pour se donner le courage, la témérité de franchir cette frontière invisible. On évoque le cas de personnes saoulées et abusées. Il existe aussi quantité de gens qui boivent pour arriver à copuler. Le résultat n'est pas forcément satisfaisant. Car la communication manque.

Certaines cultures accordent une place démesurée à la frontière des caresses. Il en est ainsi de la culture chinoise, vietnamienne, cambodgienne ou laotienne traditionnelles. Deux amoureux ne se font ici aucun câlins en public. Au cours des dernières décennies j'ai assisté à l'arrivée en masses d'émigrés chinois, vietnamiens, cambodgiens ou laotiens à Paris. Durant très longtemps il était inimaginable de voir des couples émigrés de ces origines par exemple s'embrasser en public. Depuis peu d'années, l'influence occidentale a fini par faire fondre les traditions. On voit à présent à Paris de tels couples se faire des bisous en public. Mais c'est tout à fait nouveau.

La frontière des caresses connait un franchissement tactile. Il peut aussi être oculaire. On la franchi avec les yeux, le regard.

J'ai connu un jour un duel oculaire dans un lieu public parisien. Une jolie femme d'origine orientale entre et commence à me fixer un certain nombre de fois. Moi, de mon côté, je la regarde. D'abord par plaisir et curiosité, puis par curiosité essentiellement. D'ordinaire, les jolies femmes à Paris évitent de regarder ainsi un homme. Car elles franchissent alors la frontière des caresses. Au bout de quelques échanges oculaires, voilà la belle qui m'apostrophe : « il y a un problème ? Pourquoi vous me fixez comme ça ? » Sans relever le fait que c'était elle qui me fixait aussi, je lui répond, pour éviter le conflit : « je vous regarde parce que je vous ai trouvé jolie. Mais si ça vous gêne et vous préférez que je ne vous regarde pas, je ne vous regarderais pas. » Elle m'a répondu : « je préfère ». J'ai cessé de la regarder.

Il s'agissait en fait d'un duel oculaire. La femme s'était donné la liberté de me fixer, chose qui ne se fait pas aujourd'hui à Paris. On ne regarde pas ainsi par dessus cette frontière, ça paraît louche. Et dans certains lieux ça signifie certainement : « on baise ! » Comme je l'ai fixé aussi, elle a cherché à avoir le dessus. Et m'humilier en faisant comme si elle avait été agressée et se défendait. Pour éviter de m'embrouiller avec cette inconnue, je lui ai laissé le bénéfice de sa petite « victoire ».

Elle était semblable à ces femmes que j'ai vu me draguer franchement, puis faire machine arrière et m'accuser de les maltraiter, alors que j'avais plus ou moins répondu à leur attente.

L'histoire de ce genre la plus invraisemblable qui me soit arrivé s'est passée il y a bien des années. J'étais en visite chez une jeune dame. A un moment-donné, elle quitte la pièce. Revient peu après et me prend la main, l'introduit directement dans sa culotte ! J'en ai été abasourdi. Je l'ai vaguement caressé. Puis ai ressorti ma main. Là elle m'a engueulé parce que je n'avais pas assumé. Sous-entendu j'aurais du chercher l'accouplement. Et le plus beau, c'est que deux jours après, elle m'a reproché au téléphone d'avoir « profité de la situation ». Je lui ai répondu que ça avait eu l'air aussi de lui faire plaisir. Et elle a tu ses récriminations.

Par la suite, j'ai réalisé que durant le bref moment où elle était sortie de la pièce où j'étais, elle avait pris de l'alcool pour se donner du courage pour aller vers moi. Les effets l'avaient quelque peu dépassés. Elle, d'ordinaire si réservée, avait pris une attitude caricaturalement opposée.

Dans les années 1970, dans le milieu étudiant parisien que je fréquentais, il suffisait d'un regard appuyé échangé entre deux jeunes pour signifier le franchissement de la frontière des caresses. Je me souviens avoir ainsi échangé un regard avec une jeune femme, presque sans le chercher. Avoir compris qu'elle était d'accord pour aller avec moi au lit et ne pas y avoir donné suite. La drague ne m'a jamais passionné.

Le franchissement de la frontière des caresses s'exprime également avec le code vestimentaire. C'est alors comme une sorte de frontière vestimentaire. Plus d'une fois j'ai entendu des femmes se plaindre de l'audace vestimentaire qu'elles rencontraient dans leur entourage féminin. Le cri du cœur était : « ces filles exagèrent ! »

Les codes vestimentaires de franchissement de la frontière des caresses ne sont pas les mêmes suivant les pays. En Angleterre ou en Bulgarie, par exemple, une jolie fille peut se balader seule dans la rue le soir en minijupe ultracourte et haut moulant les seins sans que ce soit interprété comme une provocation sexuelle. A Paris, ce n'est pas pareil. Les femmes sont moins libres.

La frontière des caresses n'est pas définie très régulièrement. Et varie en fonction de règles locales propres à un groupe, une famille, une personne. Ainsi s'agissant du baiser sur la bouche. Quand j'étais étudiant aux Beaux-Arts dans les années 1970, je me souviens qu'il y avait dans l'atelier de gravure une très gentille Québécoise prénommée Colette. J'aimais beaucoup aller lui dite bonjour. Car systématiquement, au lieu de me faire la bise sur la joue elle m'embrassait sur la bouche. Je n'ai pas du tout le sentiment qu'elle cherchait ainsi à aller vers autre chose. C'était sa façon à elle d'embrasser. Et c'est tout. Je me souviens qu'en 1976, quand j'étais en vacances dans un camping en Bourgogne, deux dragueurs disaient entre eux : « telle fille, elle embrasse sur la bouche. » C'était visiblement pour eux tout ce que ça signifiait. La frontière des caresses était ici légèrement différente de celle des autres personnes généralement rencontrées par eux.

Dans le cadre d'une relation entre deux personnes la frontière des caresses peut prendre un tracé singulier. Ainsi une amie avait un jour décrété que la frontière entre nous deux s'arrêtait à la ceinture. Au dessus, tout était possible de ma part ou presque. En dessous, tout était interdit. « Je ne suis pas ta maîtresse » me donnait-elle comme explication.

Le problème de fond causé par la frontière des caresses est qu'elle détruit l'unité de la relation et divise les individus eux-mêmes et entre eux par des formules incompréhensibles, non étudiées, non maitrisées et non analysées. Où est la frontière des caresses ? Chacun lui donnera sa définition plus ou moins précise, sincère, évolutive, singulière.

Le résultat le plus triste de cette frontière est que des dizaines de millions de gens, voire bien plus encore, se retrouveront totalement privés de tous contacts « physiques » chaleureux. Je me souviens d'un vieil homme très sympathique. Ni sa femme, ni son fils, ni sa belle-fille ne le touchait. Seuls ses deux petits-enfants lui grimpaient sur les genoux.

Vers 1990, au service de gériatrie du défunt hôpital Broussais j'ai parlé avec des infirmiers qui me dirent pratiquer des massages aux personnes âgées uniquement pour leur offrir un contact.

La même chose aujourd'hui se retrouve avec les massages dit « de confort » qui sont donnés dans les cabinets de kinésithérapie, à titre onéreux et non remboursés par la sécurité sociale.

Autre problème : quand on est sensé franchir la « frontière des caresses », on est sensé devoir aller vers le sexe obligatoire. C'est une erreur très grave, très courante et dévastatrice, car rien ne devrait être ici « obligatoire ». Et qui plus est applaudi par l'entourage, qui devrait éviter de s'en mêler.

Croire qu'il existe une frontière des caresses à respecter, ou a franchir selon certaines règles, fait partie d'une culture qui nie les rapports humains sincères et chaleureux.

Où est la frontière des caresses ? Elle n'existe que dans le fatras de nos conventions. On en a très peur. On appréhende son « franchissement ». De quoi aurais-je l'air ? Comment serais-je accueilli ? Que dois-je faire ? Que veut l'autre ? Aura-t-il peur ? Dois-je avancer encore, ou déguerpir ?

Cette question de la « frontière des caresses » est vaste et complexe. Elle mérite d'être étudiée tranquillement, posément, avec sensibilité. Pour aller vers plus de relations réelles, chaleureuses et enrichissantes entre les humains. Et comme l'existence de cette frontière est niée, commençons par l'éclairer le plus largement possible. C'est aussi le but de ce petit texte de réflexions.

Basile, philosophe naïf, Paris le 9 décembre 2013

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