lundi 13 janvier 2014

201 L'échelle des importances

Quand l'enfant humain naît, c'est un petit animal sauvage, qui ignore tout des limites et interdits culturels régnants dans la société qui l'entoure. Il suit son instinct, cherche le sein de sa mère pour téter. Bave, pisse, chie et vomit quand il a envie de baver, pisser, chier et vomir, y compris sur sa mère. Il se colle à elle. Et vit pleinement sa vie de petit animal sauvage.

Quand il grandit, il a pleinement confiance dans les grands adultes qui veillent sur lui. Il apprend d'eux les réponses aux interrogations qu'il soulève. Ce sont en quelque sorte ses dieux à lui. Qui l'éclairent sur comment est le monde et s'y mouvoir.

Arrive cependant tôt ou tard un moment troublant. Alors qu'il n'a rien fait de mal, voilà que subitement se dresse face à lui une clôture impénétrable derrière laquelle les adultes font des choses auxquelles il n'a pas accès ! Même les plus proches adultes ne veulent pas le laisser voir derrière cet obstacle infranchissable, incompréhensible !

Ce qu'il faut cacher est mauvais, honteux. Les adultes si proches, si nécessaires, si aimés, commettraient-ils des actes honteux, ignobles, répréhensibles ?

Dans l'ensemble des actes cachés se trouvent quantité de choses : le travail et son fonctionnement, l'argent et ses mystères, le pouvoir, l'état, l'église, la gestion du temps et le domaine des câlins et du sexe. Tout au moins de ce qu'on voit englobé sous cette dénomination.

Le sexe ! chose horrible, séduisante et mystérieuse, régie par des règles impératives et des interdits foisonnants ! On découvre subitement que, par exemple, il existe des mots, des gestes, des choses interdites et terrifiantes.

Quand j'étais petit, j'ai très longtemps cru qu'il fallait éviter de prononcer le mot « sein ». Car ce devait être un mot indécent. Puisque le sein des femmes devait rester caché au regard d'autrui.

L'enfant est déstabilisé. Il existerait donc des choses épouvantables à éviter, ici-même, à portée de main ? Par exemple, laisser voir son zizi ? Pourtant, c'est beau et intéressant un zizi ! 

Les enfants entrent alors en résistance et inventent leur propre domaine réservé, interdit aux adultes.

En 1993, j'ai vu dans un camping une fillette de trois ans environ, quatre au plus, qui relevait démonstrativement en public son tee shirt pour exhiber les seins qu'elle n'avait pas. Une mère de famille m'a dit, parlant d'une fillette guère plus âgée qui avait sympathisé avec un petit garçon de son âge : « ça y est ! ils se baissent la culotte ! » Et, effectivement, sans se préoccuper de nous, les deux enfants en question se sont mit à descendre et remonter leur culotte de bain, l'un face à l'autre.

Si on pioche dans les souvenirs d'enfance, on apprend bien des choses sur l'enfance et la réalité de l'être humain sauvage confronté aux interdits qui vont le façonner comme humain « civilisé ».

J'avais environ six ans, vers le milieu des années 1950. Je me souvient de jeux un peu originaux auxquels mon frère âgé de onze ans m'a convié. Il m'a proposé de faire de douces fessées. Bien sûr, elles devaient se faire sur le cul nu.

J'ai accepté sans problème. Et, allongé dans mon lit, la culotte baissé, l'ai patiemment laissé me donner de légères tapes sur les fesses.

Puis, autre idée : comme le faisaient ensemble nos parents, dormir nus tous les deux dans le même lit. Il me semble même que nous étions sensés déshabiller chacun l'autre.

Enfin, enfants d'artistes, voilà que mon frère me propose de poser. Pour qu'il dessine mes fesses nues. Enfermés tous les deux dans la salle de bains, je m'appuie sur le rebord de la baignoire, les fesses en arrière, culotte courte et slip baissé. Cependant que mon frère, assis sur le couvercle de la cuvette des WC, dessine mon postérieur sur une feuille de papier avec un stylo à bille rouge. 

Ces jeux ont cessé pour des raisons de justice et équité. Ils devaient être réciproques. Or mon frère a refusé de tenir sa promesse que je lui rende sa fessée ! Et puis aussi, je ne me souviens plus s'il m'a déshabillé au lit. En tous cas, il n'était pas question que je le déshabille.

Mon sens de la justice étant contrarié, j'ai tout arrêté. Plusieurs années plus tard, j'ai retrouvé mon portrait inachevé de fesses. Et l'ai spontanément déchiré et détruit. De tout cela je n'ai jamais parlé à personne jusqu'à aujourd'hui. Chose amusante et significative : mon sens du secret enfantin était tel que ces deux derniers jours, quand j'ai pensé raconter publiquement ici cette vieille histoire, je me sentais encore un peu gêné de la dévoiler, plus de cinquante ans après !

Chose intéressante à relever. Quand il s'est agit d'entreprendre ces jeux que je qualifierais d'indéniablement « sexuels ». Sans en parler, il était évident que nous les entreprendrions en dehors de la connaissance des adultes.

Une jeune femme m'a raconté d'autres souvenirs enfantins un peu particuliers. Il s'agit de jeux qu'elle a pratiqué au début des années 1980. Elle avait alors cinq ans. Avec deux ou trois cousins d'âges proches et sa petite sœur elle a son groupe de jeux. Le plus jeune enfant a trois ans.

Cette jeune femme se souvient de deux jeux un peu particuliers :

L'un, c'est « le strip-tease » : les enfants s'installent cachés sous un meuble, et, face à eux, la fillette se déshabille.

L'autre jeu, c'est « le viol ». Une fillette déshabille une autre fillette, puis s'allonge dessus. Et c'est tout.

Les enfants ici ont entendu parler du viol. Ignorent ce que c'est précisément. A part que c'est quelque chose d'interdit qui appartient au monde des adultes, relève du sexe et se fait à deux.

On retrouve ici une même caractéristique de ces jeux. Sans en parler précisément entre eux, les enfants se sont tous donné le mot : ces jeux doivent rester absolument ignorés, cachés des adultes.

On dirait, dans ces deux exemples de jeux particuliers enfantins que les protagonistes ont intégré collectivement dans leur manière d'agir une sorte de directive d'action vis-à-vis des adultes : « ah ! vous avez votre domaine réservé ? Eh bien, nous aussi, nous avons le nôtre ! »

Ce qui malheureusement arrive, c'est qu'en grandissant, en passant de l'enfance à l'âge adulte, on franchit la clôture des adultes sans être bien armé pour affronter ce qu'il y a derrière elle.

On se trouve confronté à un prodigieux vide éducatif.

Subitement, nous voilà impliqués dans la sexualité adulte. Et nous n'avons rien appris.

Dans toutes sortes de domaines, nous avons appris. Là, on nous a caché quantité de choses.

Les adultes ne nous ont pas préparés à devenir adultes. Mais le sont-ils vraiment eux-mêmes ?

Résultat, nous bricolons. Et les résultats peuvent être effrayants. Pour des broutilles ce sera le drame. En particulier un des aspects les plus traîtres de la vie adulte sera le dérèglement de l'échelle des importances. En quittant l'enfance, nous ignorerons ce qui est important et ce qui ne l'est pas.

Un exemple classique que j'ai vu plusieurs fois : un homme a une copine. Celle-ci le trompe occasionnellement avec un proche. Ce n'est pas grand chose. Pourtant, l'homme se sentira obligé de rompre et sera très malheureux. Alors qu'il aurait peut-être suffit de s'exprimer, râler, pardonner. Et continuer une belle histoire d'amour légèrement entaillée.

Autre trouble courant : les nouveaux adultes croient souvent que l'acte sexuel est un élément fondamental, central, de la vie amoureuse, voire de la vie tout court. Alors que c'est un élément très largement secondaire. Bien sûr, la fécondation est importante. Mais croire que le but de l'amour c'est d'unir les zizis, c'est ne rien avoir compris à la vie et à l'importance fondamentale des caresses. Qu'on voit bien trop souvent ravalées au rang de soi-disant « préliminaires ». L'amour est infiniment plus grand, beau et agréable que la seule union des zizis.

Basile, philosophe naïf, Paris le 13 janvier 2014

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