dimanche 23 novembre 2014

305 L'origine des anathèmes

Dans le texte précédent de ce blog j'observais l'usage bizarre que les humains faisaient d'anathèmes consistant à attribuer à quelqu'un un qualificatif qui le faisait passer du rang de congénère à celui de démon. Qualificatif qui pouvait être varié, mais ayant chaque fois pour conséquence que le qualifié ou la qualifiée cessait d'exister en tant qu'interlocuteur, collaborateur possible ou ami. Et devenait un monstre. Ce genre de non pensée interpelle. D'où tire-t-il son origine, y compris chez des humains réputés raisonneurs et intelligents ? Pourquoi un tel raisonnement digne des Papous – que les Papous m'excusent cette digression déshonorante pour eux, – a-t-il autant de succès ?

L'origine des anathèmes se trouve dans l'ardent besoin d'amour universel qui gît au fond de chaque humain. Quand Jésus s'exclame : « tous les hommes sont frères ! » « aimez-vous les uns les autres ! » sa parole traverse les siècles. On s'empresse également de le trucider. On s'aime, et aussi depuis deux mille ans, on s'entretue joyeusement en son nom. On tue au nom de la « religion de l'amour », y compris avec des raffinements de cruauté en brûlant vif les « hérétiques ».

En 1992, Galilée a été « réhabilité » par le Vatican. On en a beaucoup parlé. En revanche on s'est beaucoup moins fait l'écho de la confirmation simultanée de la condamnation de Giordano Bruno. Sans ajouter néanmoins la confirmation du sort qui lui fut réservé, assavoir brulé vif pour ses idées.

De nos jours, les penseurs qui dérangent ne sont pas toujours mis à mort. On se contente de les ignorer. Ou de mettre en valeur uniquement la partie de leurs écrits qui ne dérange pas. Tout en laissant dans l'ombre le reste.

Il en est de même des écrivains. On vantera les poésies sentimentales de Marceline Desbordes-Valmore. On oubliera celles qu'elle a consacré à l'insurrection des canuts lyonnais.

En sculpture aussi : on exposera au musée Rodin à Paris tout un tas de ses œuvres. Une immense table couverte de petites sculptures : « les érotiques », figurant des couples accouplés, reste obstinément cachée dans les réserves et officiellement semble « ne pas exister ». Quand on ne peut pas cacher un tableau de Courbet figurant un couple de lesbiennes endormi et enlacé, on le présentera au musée du Petit Palais à Paris sous le titre de : « Le sommeil ». Alors que le titre d'origine est : « Après ». Les deux autres toiles : « Avant » et « Pendant » ont été détruit par les douanes suisses quand leur propriétaire, Juif fuyant l'invasion nazi durant la guerre, s'est présenté à la frontière avec les trois tableaux. Ces précisions connues des spécialistes, je les ai lu dans un livre d'André Lhote, artiste et écrivain que mes parents ont connu. Je l'ai moi-même rencontré enfant, quand ma mère avec un de mes frères, moi et ma sœur, lui avons rendu visite chez lui, dans le quatorzième arrondissement. Je devais être bien jeune. Car des années après il est mort en 1962.

Mon frère Michel lui ayant montré ou offert un dessin à la gouache, fut horriblement blessé et vexé quand le grand artiste lui fit remarquer qu'il fallait « commencer par le fond » sa peinture !!

Cette critique était bonne pour un adulte. L'enfant qu'était Michel l'a pris comme un véritable affront. Il faut dire que dans ma famille les enfants étaient tous des génies. Ou du moins étaient supposés tels. Pour ma mère, on imagine que c'est plutôt normal et logique. Pour mon père, la démarche s'explique par ses origines aristocratiques.

Fermons cette parenthèse et revenons-en au sujet abordé ici : l'origine des anathèmes.

Les humains rêvent tous au fond d'eux-mêmes à un monde d'amour et de paix universels. Anne Franck écrivait : « je crois à la bonté foncière des hommes ». Vu le sort qu'elle a connu, on serait très sérieusement tenté d'en douter. La voir assassiner avec sa famille et des millions d'autres innocents au nom d'une fumeuse, absurde et révoltante théorie sur le sang « pur » et les races, bonnes ou mauvaises... ne donne pas trop envie de croire à cette « bonté foncière ».

La persistance de ce désir d'amour universel en dépit de toutes les horreurs qu'a connut, connaît et connaitra hélas encore l'histoire humaine, témoigne d'un fait extrêmement positif : le mal est à la base un phénomène étranger à l'homme. Il est le produit non de sa nature, mais de sa culture. De la perturbation culturelle, du progrès qu'il a initié innocemment. Et que le singe qu'il est n'est toujours malheureusement pas parvenu à gérer. Le mal n'a pas toujours existé. Il pourra donc disparaître.

Le besoin d'amour ardent qu'il ressent, fait que l'homme, qui ne comprend pas pourquoi cet amour manque à ce point, est si rare, cherche des coupables parmi ses frères. D'où l'usage et l'invention du vocabulaire des anathèmes. Si ça ne va pas, c'est à cause de ces salauds de X ou Y. Ou des « salauds » en général...

Le manque d'amour suscite alors aussi un autre phénomène étrange : la fascination pour le mal, la mauvaise conduite humaine. Voulez-vous avoir des lecteurs pour un livre ? Écrivez sur le terrorisme, le goulag, les camps de la mort, les génocides, les crimes et tortures les plus horribles. Voulez-vous ne pas avoir de lecteurs ? Parlez du bonheur, de l'amour, de la douceur, de la bonne entente, de la tendresse, de la générosité, des bisous et caresses désintéressés. On vous traitera de « naïf », de « rêveur », de « Bisounounours »... Vous savez, les « Bisounounours », ce dessin animé de la télévision où il n'y a que des gentils... des bisous et des nounours...

La fascination pour les méchants commence très tôt. Dès l'enfance, les monstres, vampires, méchants en tous genres et leur punition fascinent un très grand nombre de gosses. En 2001, j'entendais deux enfants de huit ou neuf ans commenter dans le métro parisien, les images de la télévision montrant la destruction des tours jumelles de New York. Vous savez, ces images qu'on a passé à l'époque en boucle... je suis heureux d'avoir toujours refusé de les regarder.

La fascination pour les humains qui se conduisent mal amène à rêver à leur antidote : les héros qui se conduisent bien, les redresseurs de tort, les « défenseurs de la veuve et de l'orphelin ». Réels ou imaginaires, ces figures hantent le tableau manichéiste du monde. Il faut trouver la solution qui nous rendra l'amour dont nous avons tant besoin.

Cet amour existe ou a existé : on imaginera que l'enfance de l'Humanité ou notre enfance à nous l'ont connu. Qu'il existe un endroit au moins dans l'univers où il y a ce bonheur. C'est le Paradis, situé dans l'au-delà ou sur Terre... Durant des décennies on a vu des centaines de millions d'humains croirent que le Paradis c'était les États-Unis ou l'Union Soviétique ou la Chine populaire ou la Suède ou la Yougoslavie. Quand le mur de Berlin est tombé, nombreux étaient les habitants de l'est de l'Europe qui croyaient que le capitalisme c'était le Paradis. Ils ont déchanté depuis.

Pour trouver ce bonheur inouï et tant désiré on voudra imaginer que quelqu'un de fabuleux va vous l'apporter. Il pourra s'appeler Adolf Hitler, Joseph Staline, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Sarkozy ou le Grand Amour d'une fille ou un garçon merveilleux...

Ou alors, ça ne sera pas un homme, une femme, qui amènera le bonheur tant désiré, mais le travail, l'émigration dans un pays donné, l'argent, la Révolution... Ou un acte d'éclat : tuer le président de la République ou le chef d'un parti politique qu'on hait, ou faire sauter le Sacré-Cœur de Montmartre ou un Macdonald en Bretagne.

Ou ce sera l'adoption d'un mode de pensée, ou plus exactement de non pensée qui sera sensée nous apporter miraculeusement ce bonheur rêvé. En Allemagne, dans le parti communiste des années 1920-1930 existait pour les militants le parteibefehl : « ordre du parti ». On ne discute pas, on ne raisonne pas, même si l'ordre donné paraît absurde et révoltant. On exécute. Le bonheur est au bout du chemin.

Dans le même ordre d'idée on trouve la pensée mao-tsé-toung en Chine durant l'horrible Révolution (anti)culturelle, ou l'infaillibilité papale...

Derrière les rêves de bonheur et de société idéal se trouve encore et toujours le manque d'amour. Ce qui en est révélateur est un aspect étrange du débat entre les humains. Un domaine est systématiquement dramatisé car il touche directement au manque d'amour. C'est le domaine dit « de l'amour » ou « de la sexualité ».

Si je dis par exemple que : « le bonheur c'est manger des escargots », on me trouvera bizarre, loufoque ou amusant. Si je dis que le bonheur consiste à se bagarrer à la sortie des bals du samedi soir ou braquer des banques, on ne pensera pas forcément que j'ai un problème avec la violence ou l'intention de braquer des banques. Voire que je l'ai déjà fait. En revanche, il en est tout autrement dès qu'il s'agit de la « sexualité ». Si je déclare, par exemple, que le bonheur consiste à avoir trois maitresses très jeunes ou avoir une pratique sexuelle sadique, on me regardera bizarrement. De toutes façons le débat sur ces sujets et même la simple expression sont d'ordinaire impossible.

Vous pouvez inviter à manger ou au cinéma une jolie fille. En revanche, rien que lui exprimer ouvertement et directement, par exemple, le désir de la voir nue ou de la caresser – sans pour autant esquisser le moindre geste dit « déplacé », – est généralement mal venu et source de conflits.

Il y a trente ans au moins, j'ai eu le malheur de dire à une amie ce que je ressentais. Avec moult efforts j'ai réussi à lui dire simplement que je souhaitais échanger des caresses avec elle. Elle est aussitôt monté sur ses grands chevaux. Je ne l'ai plus jamais revu. Toujours il y a des décennies, une jeune femme que j'avais rencontré dans le métro et qui est venue me rendre visite chez moi. J'ai eu l'outrecuidance de commettre un épouvantable horrible atroce inadmissible colossal abominable crime à son égard : je lui ai volontairement... effleuré un instant un bout du haut et du côté d'un genou ! Elle n'est jamais revenue. Le pire, c'est que suite à cette aventure sexuelle torride, j'ai cru être coupable d'avoir par mon geste mal venu empêché une belle et possible relation d'amitié...

Voyant la façon dramatique dont beaucoup traitent le contact dit « physique », le paradoxe engendré est que bien souvent je me garde aujourd'hui de tous contacts de ma part. Alors que je défends l'idée que ceux-ci manquent cruellement. Mais comment aussi pouvoir les initier, quand dans notre monde taré ils signifient exactement la demande de coït, alors que ça ne doit pas systématiquement être le cas ? Et vous aurez beau dire et beau faire pour vous expliquer, ce qui est déjà vu comme suspect. La prétention affirmée de tendresse sans recherche concomitante de l'acte sexuel fait déjà partie de l'arsenal classique des ruses hypocrites des dragueurs cavaleurs. L'un d'entre eux me disait qu'il était prêt à inviter une jolie fille convoitée à partager son lit sans qu'il se passe rien... la première nuit seulement, pour bien sûr changer complètement de comportement après. A force de se voir traiter comme des proies par les dragueurs, les femmes se méfient. Elles ont raison. L'ennui est que le rejet par elles des poètes romantiques et respectueux fait partie des dégâts collatéraux du conflit entre les humains notamment de sexes opposés.

Le manque d'amour engendrant un intérêt extrême pour tout ce qui paraît horrible et pessimiste fait que les discours optimistes ont peu de chances d'avoir beaucoup de succès. C'est pourquoi mes propos prônant l'amour vrai, la tendresse et le respect n'auront probablement jamais beaucoup de succès. Souhaitons qu'ils trouvent quand-même quelques lecteurs qui puissent en tirer agrément et profit.

Basile, philosophe naïf, Paris le 23 novembre 2014

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire