dimanche 4 juin 2017

778 La difficulté de jeter et faire de l'ordre

« Moi, je garde tout. » « Je n'arrive pas à jeter. » Voilà des propos qu'il n'est pas si rare que ça d'entendre. Quand quelqu'un a une grande maison, que d'amis le sollicitent pour conserver d'encombrantes affaires qui ne leur servent à rien ! D'où viennent ces tendances étranges à tout conserver ?

Les objets parasites envahissent la demeure de personnes y compris raisonnables. Cartons pleins de papiers inutiles, vaisselle poussiéreuse, médicaments périmés, caisses de livres plus ouverts depuis vingt ou trente ans, bocaux de coquillages ramassés sur la plage, « souvenirs » à n'en plus finir... Plus que nos objets soient à notre service, nous nous mettons « au service » des objets.

L'explication de ce comportement absurde et nuisible à soi et aux autres se trouve dans le patriarcat. Il ordonne de « posséder » l'autre. Or, par définition un être humain ne peut pas posséder un autre être humain. Alors on cherche des compensations. Le comportement le plus spectaculaire consiste à accumuler de l'argent. C'est la chrématistique que dénonce Aristote. Mais ce n'est pas la seule et unique des chrématistiques. À défaut d'être riche et pouvoir garder des coffres-forts pleins de liquidités inutiles, gardons, gardons ! Quoi donc ? Tout et n'importe quoi. L'essentiel est le sentiment, la sensation malade de « posséder ». Par exemple : de la nourriture périmée, des bouteilles de vins alors qu'on ne boit pas, tous les textos reçus dans son téléphone, etc.

Toute la difficultés de jeter, le refus de jeter, a la même origine. Pour se la cacher on trouvera plein de belles excuses. L'une des plus courantes est : « je vais trier »... et on ne trie jamais. C'est de toutes façons trop long et trop difficile de trier. Car en fait on veut conserver des tonnes de choses inutiles dont le seul rôle est de servir de substitut à une possession humaine rêvée et impossible.

Je voulais trier des photos. D'abord je ne m'en sentais pas la volonté. C'était ce matin. Je me suis dit finalement : « chrématistique, poubelle ! » Et tout est allé ensuite très vite. Je n'ai pas eu de peine à éliminer une trentaine de photos.

Les artistes sont souvent miséreux. Parmi ces miséreux un certain nombre qui veulent eux aussi « tout garder ». À commencer par leurs œuvres d'arts. Pas question de les abandonner ! Résultat, on ne vend pas.

Mon père a peint et n'a jamais rien vendu, à ma connaissance. Dans les années 1960, il avait commencé et autant dire achevé une peinture montrant deux drakkars en pleine mer, l'un pourchassant l'autre. Elle était de très grand format. Un ami suisse de mon père, en visite chez nous, regarde le tableau et demande combien il coûte. Il veut manifestement l'acheter et en a les moyens. J'étais présent. Mon père a fait la sourde oreille et n'a pas répondu à la question. Le Suisse n'a pas insisté. Bien plus tard le tableau a mal fini et a été détruit.

Ne pas vendre apparaît littéralement être un but pour beaucoup d'artistes. Collectionner ses propres œuvres. Les conserver. Moi aussi, qui peint, ai le même problème. On se trouve des excuses. Ça paraît trop compliqué de vendre, etc. La vraie raison, encore et toujours, qu'on ne réalise pas, c'est le patriarcat. Vouloir posséder l'autre, un ou une autre, à tous prix. Et comme c'est impossible, à défaut accumuler, accumuler, accumuler, posséder, posséder, posséder... sans trêve ni repos.

Quand on prend conscience des chrématistiques, jeter, qui était impossible, devient enfin possible. On se libère des objets et on les libère de nous. Ils peuvent enfin aboutir là où en très grand nombre ils sont attendus avec impatience depuis très longtemps : la poubelle, et aussi le don ou la vente.

Basile, philosophe naïf, Paris le 4 juin 2017

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